Renoncer pour grandir

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Timothy Lê 19 Décembre 2025

Il y a quelques mois, un dirigeant m’a confié, lors d’une séance de coaching : « Je sais que je dois lâcher prise. Mes équipes ont besoin d’autonomie, le monde change trop vite pour que je valide tout. Mais cette culture du contrôle, c’est ce qui m’a permis d’arriver là où je suis. Comment renoncer à ce qui m’a construit? »

Cette question, je l’entends souvent, sous différentes formes : le gestionnaire expert qui doit cesser d’avoir raison sur tout; la leader charismatique qui doit sortir du centre de l’attention, ou encore l’organisation qui doit abandonner des processus devenus des rituels vides.

Nous parlons beaucoup de transformation, d’apprentissage continu, d’adaptation, mais nous parlons rarement de ce qu’il faut lâcher pour que le nouveau puisse advenir. Nous cherchons à changer sans renoncer, comme si l’on pouvait apprendre indéfiniment en ajoutant, sans jamais retirer. Un disque dur plein ralentit, et un système vivant qui ne se régénère pas finit par s’épuiser.

La véritable évolution ne vient pas de ce que l’on ajoute, mais de ce que l’on accepte de ne plus faire.

Le paradoxe du renoncement

Ce dirigeant a raison : sa culture du contrôle l’a légitimé. Son attention méticuleuse aux détails a permis d’éviter des erreurs coûteuses. Sa capacité à tout anticiper a rassuré les investisseurs dans les moments difficiles. Mais aujourd’hui, l’environnement a changé. La vitesse requise est incompatible avec un processus de validation centralisé. Les talents qu’il recrute aspirent à l’autonomie. Les occasions d’affaires apparaissent et disparaissent plus vite qu’il ne peut les évaluer. Le même comportement qui a construit son succès devient désormais un goulot d’étranglement.

On ne renonce pas à ce qui n’a pas marché; on renonce à ce qui a fonctionné. Renoncer, c’est accepter une petite mort symbolique : celle d’une version de soi qui nous a permis de réussir, mais qui devient trop étroite pour la suite. Le paradoxe est le même pour les systèmes.

Prenons une entreprise industrielle ayant bâti son succès sur des processus ultradétaillés. Face aux disruptions actuelles, ces mêmes processus sont devenus un carcan. Un projet nécessitant douze signatures ne peut saisir une occasion d’affaires qui disparaît en trois semaines.

Pour rester vivant, un système doit accepter de laisser mourir une partie de lui-même. Sans renoncement individuel, le système ne peut pas évoluer, et sans renoncement systémique, les individus s’épuisent à changer seuls, à contre-courant.

Comment identifier ce à quoi renoncer?

Tous les comportements qui ont fonctionné ne sont pas à abandonner. Trois critères peuvent guider la réflexion.

  1. L’écart entre intention et impact : ce comportement produit-il encore l’effet recherché? Le dirigeant contrôlant voulait protéger l’entreprise des erreurs. Aujourd’hui, son contrôle ralentit les décisions et génère de la frustration. L’intention est restée noble, mais l’impact s’est inversé.
  2. Le coût en énergie : cette pratique consomme-t-elle plus d’énergie qu’elle n’en crée? Les processus ultradétaillés mobilisent une énergie considérable, qui pourrait être investie dans l’innovation ou la relation client.
  3. Le signal des autres : les personnes autour de vous vous disent-elles la même chose de manière répétée? « Tu devrais déléguer davantage », « On pourrait simplifier ce processus », ou encore « On devrait arrêter ce projet qui n’aboutit pas depuis si longtemps ». Lorsqu’une rétroaction revient de plusieurs sources, c’est rarement le fruit du hasard.

Comment accompagner le renoncement?

Le renoncement ne se décrète pas, il s’accompagne dans le temps. Voici trois astuces pour y arriver en toute sérénité.

  1. Nommer ce qui a bien été : avant de renoncer, il faut honorer en reconnaissant explicitement ce qui a fonctionné. Par exemple, « Cette culture du contrôle nous a permis de survivre. » ou encore « Ces processus nous ont permis d’être fiables. » On ne peut pas lâcher ce que l’on n’a pas d’abord reconnu.
  2. Désapprendre progressivement : Peter Senge rappelle, dans son livre La Cinquième discipline : levier des organisations apprenantes, que les organisations échouent rarement par manque de solutions, mais parce qu’elles restent prisonnières de modèles mentaux qui ont pourtant fait leur succès. Le désapprentissage se fait donc par paliers.
  3. Pour les leaders : déléguer d’abord les décisions à faible impact, expérimenter sur un périmètre limité, puis observer et ajuster.
  4. Pour une organisation : lancer un projet pilote, renoncer réellement aux validations multiples, accepter l’inconfort des premiers résultats, accompagner les résistances, puis étendre progressivement.
  5. Accompagner le deuil : celui d’une version de soi, d’une époque révolue. Le rôle des leaders n’est pas de nier les émotions que ce deuil provoque, mais de les accueillir (p. ex., écouter les résistances, verbaliser l’inconfort, créer des espaces de parole).

La maturité du renoncement

Six mois après notre première conversation, ce dirigeant m’a raconté qu’il avait commencé à lâcher prise progressivement, un projet à la fois.

« Au début, c’était inconfortable. J’avais l’impression de ne plus être utile, puis j’ai vu mes équipes grandir et prendre des initiatives que je n’aurais jamais imaginées. J’ai compris que mon nouveau rôle n’était pas de tout contrôler, mais de créer les conditions pour que les autres puissent briller. »

Il a ajouté : « Je ne serai jamais complètement zen avec le lâcher-prise. Mais j’ai compris que c’était le prix à payer pour que l’organisation aille plus loin. »

Aller plus loin n’est pas toujours une question d’effort ou d’ambition, mais plutôt de maturité, laquelle se mesure par rapport à la capacité de l’individu à ne pas se laisser enfermer par ce qui l’a rendu fort. La maturité d’un système se mesure également à sa capacité à ne pas sacraliser ce qui l’a fait réussir.

Il n’y a pas d’apprentissage sans désapprentissage ni de transformation sans renoncement. Peut-être que le rôle du leadership aujourd’hui n’est pas seulement d’ouvrir des possibilités, mais aussi de discerner ce à quoi il est temps de renoncer et d’autoriser collectivement ces renoncements difficiles, mais nécessaires, afin que quelque chose de plus vivant et de plus robuste puisse émerger.

Renoncer n’est pas reculer. C’est faire de la place pour une croissance d’un autre ordre. Et vous, à quoi devriez-vous renoncer pour grandir?

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