Dév. organisationnelDroit du travailLeadershipRémunérationSanté/sécuritéMarketing RH

Le dilemme du moi et du nous

Photo Timothy LE
Timothy Lê 1 octobre 2025

Le débat n'est pas nouveau. Adam Smith voyait dans la «main invisible» l'idée que la poursuite de l'intérêt individuel pouvait bénéficier au collectif. Keynes doutait déjà de ce pont entre micro et macro. Trois siècles plus tard, l'entreprise reste ce terrain où la question se rejoue chaque jour. Comment concilier l'intérêt individuel (bien-être, flexibilité, rémunération) avec l'intérêt collectif (cohésion, valeur créée, règles communes)?

Tout membre d'une entreprise appartient à plusieurs collectifs en parallèle: son équipe directe, sa direction, sa business unit, sa zone géographique. Entre ces cercles, les intérêts s'alignent rarement spontanément. Trois situations très concrètes illustrent ces télescopages entre le «moi» et le «nous».


Télétravail: un bénéfice individuel, un équilibre collectif à trouver

Du point de vue de l'individu, le calcul est simple : un jour de télétravail par semaine est confortable, deux jours apportent encore plus de satisfaction et trois jours semblent idéaux pour beaucoup. Moins de transport, plus de flexibilité et de concentration, un meilleur équilibre de vie.

Pour le collectif, l'équation se complique:

  • 1 jour de télétravail par semaine: l’équipe partage encore 4 jours sur site, soit 80% de présence commune. La dynamique collective est préservée.
  • 2 jours: il ne reste que 3 jours en commun, soit 60% de présence partagée. Et sans pilotage, ces jours ne coïncident pas forcément: certaines semaines, l’équipe n’a qu’un seul jour effectif ensemble.
  • 3 jours: il ne reste que 2 jours en commun, soit 40% de présence collective. Dans les faits, l’équipe peut ne quasiment plus se croiser.

Le télétravail révèle un parfait exemple de no bridge: l'intérêt individuel fragilise le ciment collectif.

Mobilité interne: la lettre et l’esprit

Sur le papier, la mobilité interne coche toutes les cases positives: fidéliser les talents, décloisonner les métiers, enrichir l'expérience des personnes collaboratrices. La fonction RH y voit un outil stratégique de rétention et de développement.

Mais côté managers, la logique diffère. Une équipe de cinq personnes suit souvent une distribution classique: un top talent, trois personnes contributrices solides et une ou un collaborateur en difficulté. Quand on annonce à la personne manager qu'elle doit «jouer le jeu» de la mobilité, est-elle prête à perdre son top performer?

La tentation est grande d'encourager plutôt le départ d'une personne collaboratrice moyenne, voire de la moins performante. Le dispositif se pervertit: l'intérêt individuel de la ou du manager contredit l'intérêt collectif de l'organisation.

Collaboration interservices: mêmes objectifs, priorités divergentes

Le service commercial et le marketing partagent un objectif clair: vendre plus. Pourtant, pour le commercial, l'urgence est de conclure son deal, quitte à contourner certaines recommandations marketing. Pour le marketing, respecter le cadre de marque reste non négociable.

Autre duo: RH et finance. Ensemble, ils pilotent la masse salariale. En période de réduction des coûts, les arbitrages diffèrent entre équilibre financier et engagement. D'où la phrase entendue partout: «Je comprends, mais nous n'avons pas les mêmes priorités.»

Ces situations montrent une constante: sans arbitrage clair, l’intérêt individuel prend le dessus à court terme, au détriment du collectif.

Trois leviers pour construire des ponts

Ces tensions ne condamnent pas l'entreprise au conflit permanent. Trois dispositifs permettent de rapprocher le «moi» et le «nous».

  1. La rémunération. L'équilibre entre variable individuel et collectif envoie un signal clair: veut-on favoriser la performance locale ou la réussite partagée? Trop collectif, on crée des passagers clandestins. Trop individuel, on nourrit les silos. Les dispositifs de profit sharing fonctionnent à condition d'être liés à des objectifs clairs, mesurables et compris par tout le monde.
  2. La fixation d'objectifs. La plupart des entreprises déclinent leurs orientations stratégiques en cascade verticale. Mais l'alignement réel passe aussi par l'horizontal: comprendre comment les autres services contribuent aux mêmes objectifs. Sans ce double alignement, chacun optimise sa propre parcelle de performance au détriment du reste.
  3. Les entretiens de carrière. Demander à un membre de l’équipe où il se voit dans trois ans reste tabou, surtout si la réponse est «à la place de mon manager». Pourtant, formaliser ces ambitions permet d'alimenter le processus de strategic workforce planning et d'éviter les désalignements silencieux. Le rôle de la fonction RH devient clé pour sécuriser cet espace de dialogue.
Les conditions d'un vrai deal

La crise sanitaire a accentué la fragmentation des attentes individuelles: quête de sens, équilibre de vie, autonomie. Les équilibres entre «moi» et «nous» ont évolué et, dans ce contexte, bâtir un tronc commun pour «faire société» dans l'entreprise devient vital.

Trois conditions sont incontournables:

  • Un vocabulaire commun: que met-on derrière «performance»? Derrière «équilibre»? Derrière «coopération»? Tant que les mots n'ont pas de sens partagé, chaque personne les interprète à sa façon. Cette ambiguïté nourrit les malentendus et les frustrations.
  • Une culture explicite: qu'elle soit tournée vers la réduction des coûts, l'innovation ou le test & learn, la culture fixe le cadre; elle n’est pas négociable.
  • La fin des non-dits: ne pas parler des ambitions individuelles, c'est courir le risque de découvrir trop tard qu'elles contredisent celles du collectif. La pratique régulière du feedback, même sur les thèmes sensibles, devient une capacité organisationnelle déterminante.

L'intérêt individuel et l'intérêt collectif ne convergent pas naturellement. Le rôle d'une ou d’un leader n'est pas de nier cette tension, mais de la rendre explicite, de poser les règles du jeu et de construire, pierre après pierre, des ponts praticables.

Une personne leader bâtit le deal caché entre le «moi» et le «nous» et relie chacune et chacun à plus grand que soi: une mission, une vision, un projet commun.

Partagez
Photo Timothy LE
À propos de Timothy Lê
En savoir plus

Facteur H est un espace convivial de référence francophone en ressources humaines pour rester à l’affût des nouvelles tendances et trouver des solutions concrètes et applicables aux défis organisationnels d’aujourd’hui et de demain.

Contactez-nous
© Facteur H - Tous droits réservés 2025 | Conception de site web par TactikMedia
crossmenuarrow-right