L’IA et l’illusion de la connaissance : Pourquoi « parler » ne signifie pas « maîtriser »

Emilie Pelletier
Emilie Pelletier
Didier Dubois
Didier Dubois 22 Décembre 2025

Nous vivons une époque singulière où la frontière entre l’outil et l’interlocuteur s'estompe. Depuis l’avènement des agents conversationnels basés sur le traitement naturel du langage (NLP), une étrange sensation s’est emparée des utilisateurs : celle d’une maîtrise immédiate. Parce que nous savons formuler une phrase, nous croyons savoir piloter l’intelligence artificielle. Pourtant, cette aisance n'est qu'un voile. Elle masque ce que les neurosciences et la psychologie cognitive appellent l'illusion de la connaissance.

Le piège de la familiarité : du vélo à l'algorithme

Pour comprendre ce phénomène, il faut d'abord revenir à une expérience célèbre citée par la psychologue Rebecca Lawson : celle du vélo. Lorsqu'on demande à des individus s’ils savent comment fonctionne une bicyclette, la majorité répond par l’affirmative. On l'utilise tous les jours, n'est-ce pas ? Pourtant, lorsqu’on leur demande de dessiner précisément la chaîne, les pédales et le cadre, la plupart produisent des schémas mécaniquement impossibles.

C’est ce qu’on appelle l'illusion de la profondeur de la compréhension. Nous confondons la reconnaissance (je sais à quoi ressemble un vélo) avec la compréhension fonctionnelle (je sais comment l'énergie cinétique est transmise). Avec l’IA, ce biais est démultiplié. L'interface étant le langage, notre outil de communication le plus naturel, nous tombons dans le panneau de la familiarité. Si je peux lui parler comme à un collègue, alors je le maîtrise. C’est une erreur fondamentale de jugement.

Le mirage du leadership et de la maîtrise

Dans leur ouvrage inspirant, Le Mirage du leadership à l’épreuve des neurosciences, James Teboul et Philippe Damier explorent comment nos biais cognitifs nous poussent à surestimer notre contrôle sur les systèmes complexes. Ils soulignent que « notre cerveau est une machine à créer du sens, souvent au détriment de la précision ». Appliqué à l’IA, ce concept est frappant : nous projetons une intentionnalité et une logique humaine là où il n'y a que des probabilités statistiques.

L’illusion de savoir nous empêche de voir que le « prompt » (la commande) n’est pas qu’une simple consigne, mais une variable d’entrée dans un système probabiliste complexe. Penser qu’il suffit de « bien parler » pour obtenir un résultat optimal relève du même mirage que celui du gestionnaire qui pense contrôler une organisation entière par la seule force de son intuition.

L’effet Dunning-Kruger et la zone de danger

Ce décalage entre compétence réelle et compétence perçue est exacerbé par l'effet Dunning-Kruger. Les utilisateurs novices, séduits par la facilité d'accès à l'IA, ont tendance à surestimer largement leur capacité à évaluer la qualité des réponses fournies. À l'inverse, les experts, conscients des phénomènes d'hallucination de l'IA et de la sensibilité aux paramètres de température (latitude donnée à la machine dans sa réponse) ou de contexte, font preuve d'une prudence accrue.

Le danger est là : l'illusion de connaissance crée une confiance injustifiée. On prend pour argent comptant une réponse générée avec assurance par un modèle, simplement parce que la forme est impeccable. C’est ici que le biais de confirmation entre en jeu : nous avons tendance à valider les réponses de l’IA qui vont dans le sens de nos propres croyances, sans vérifier la structure logique du raisonnement produit par la machine.

La mécanique derrière le rideau

Comprendre l’IA nécessite de sortir de l’anthropomorphisme. Derrière la fluidité d’une phrase se cachent des vecteurs, des matrices et des mécanismes d’attention (transformers). Ignorer cette mécanique, c’est s’exposer à plusieurs risques :

  1. Le biais d'ancrage : Se fier à la première réponse générée comme étant la vérité absolue, sans itérer ou s'interroger sur la source.
  2. Le biais du statu quo : Se limiter aux fonctions de base de l'outil par confort, sans explorer la complexité de l'ingénierie de requête (prompt) ou de l'intégration de données.

Faire un « bon » prompt, c'est en réalité faire de l'ingénierie de contexte. Cela demande de comprendre les limites de la fenêtre contextuelle, la puissance d’analyse (gestion des tokens) du modèle utilisé, et la manière dont le modèle décompose une instruction complexe. Sans cette littératie numérique, nous restons des passagers d'un véhicule que nous croyons conduire.

Conclusion : Vers une humilité cognitive

L’intelligence artificielle est un miroir de nos propres limites cognitives. Elle nous rappelle que l’accès à l’information n’est pas l’accès au savoir, et que la facilité d’utilisation n’est pas la maîtrise technique.

Pour véritablement tirer profit de ces outils, nous devons accepter de briser l'illusion de la connaissance. Cela commence par une dose d'humilité : admettre que malgré la fluidité de la conversation, nous interagissons avec une entité dont la logique est radicalement différente de la nôtre. Comme le suggèrent Teboul et Damier, le véritable leadership (ou ici, la véritable expertise) consiste à reconnaître ces biais pour mieux les contourner.

L’enjeu de demain ne sera pas seulement de savoir parler à l’IA, mais de comprendre pourquoi elle répond ce qu’elle répond. Moins de certitudes, plus de curiosité technique : tel est le chemin vers une collaboration homme-machine réellement éclairée.

  • James Teboul & Philippe Damier, Le Mirage du leadership à l’épreuve des neurosciences, Éditions Odile Jacob.
  • Leonid Rozenblit & Frank Keil (2002), The Misunderstood Limits of Folk Science: An Illusion of Explanatory Depth.
  • Rebecca Lawson (2006), The science of cycology: Failures to understand how bicycles work.
  • Kruger & Dunning (1999), Unskilled and Unaware of It: How Difficulties in Recognizing One's Own Incompetence Lead to Inflated Self-Assessments.
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Emilie Pelletier
À propos de Emilie Pelletier

Emilie est cofondatrice et rédactrice en chef du e-magazine FacteurH.com ainsi qu'animatrice de l'émission Web VecteurH.

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À propos de Didier Dubois

Didier Dubois a cofondé HRM Groupe en 2006 qui s'est joint à Humance en 2023.

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