L’IA: accélérateur de hamster ou libérateur de pensée?

Emilie Pelletier
Emilie Pelletier
Didier Dubois
Didier Dubois 2 Décembre 2025
Plaidoyer pour un « slow RH » à l’ère de l’intelligence artificielle

Introduire l’intelligence artificielle dans une équipe, c’est un peu comme accueillir un nouveau membre. Ce nouveau venu est ultra-performant, rapide comme l’éclair, toujours disponible, jamais fatigué. Il rédige, compile, analyse à une vitesse qui dépasse l’entendement – une machine à produire de l’efficacité.

Face à l’IA, nous, professionnels des ressources humaines, sommes à la croisée des chemins et devant deux options :

  • La première, c’est le réflexe conditionné de notre époque : utiliser l’IA pour aller plus vite. Faire plus de livrables, traiter plus de dossiers, répondre à plus de courriels. C’est l’option de l’accélération, celle qui transforme la roue du hamster en centrifugeuse.
  • La seconde option, plus audacieuse, plus difficile aussi, est de considérer l’IA non pas comme un outil de production de masse, mais comme un instrument de libération. Et si l’intelligence artificielle était, paradoxalement, notre meilleure chance de redécouvrir l’éloge de la lenteur?
Le piège de la vitesse : quand l’efficacité tue la pertinence

En économie, il existe un concept appelé le paradoxe de Jevons. Il stipule qu’à mesure que les progrès technologiques augmentent l’efficacité avec laquelle une ressource est utilisée, la consommation totale de cette ressource peut augmenter au lieu de diminuer¹.

Appliqué aux RH, le risque est immense. Si l’IA nous permet de rédiger une offre d’emploi en 10 minutes au lieu de 45, allons-nous utiliser les 35 minutes gagnées pour ajuster votre stratégie d’attraction? Pour réfléchir à un plan pour consolider la culture de notre entreprise? Probablement pas. La pente naturelle des organisations nous poussera à rédiger trois offres de plus ou à nous noyer dans d’autres tâches opérationnelles.

Vous allez probablement nous dire : « Oui, mais je suis tellement surchargé, cela me permettra juste d’être en mesure de faire les tâches que je dois faire ». Oui, mais cela veut dire qu’éventuellement, vous allez récupérer ce retard… et ensuite, qu’allez-vous faire? Allez-vous faire plus de ce que vous faites ou faire autre chose?

Nous confondons trop souvent agitation et performance. Dans un monde volatile et complexe, la vitesse d’exécution sans profondeur stratégique est une recette pour le désastre. Une décision RH prise trop vite (p. ex., un recrutement bâclé, une réorganisation précipitée, un plan de formation copier-coller) coûte infiniment plus cher à réparer qu’à concevoir.

Vitesse et efficacité ne vont pas toujours de pair. C’est plutôt le contraire que démontre Daniel Kahneman², prix Nobel et maître de la pensée critique. Dans son livre « Système 1/Système 2 : Les deux vitesses de la pensée », il nous rappelle que notre cerveau fonctionne à deux vitesses :

  • Système 1 (rapide, intuitif et impulsif) : celui qu’on active quand on répond du tac au tac.
  • Système 2 (plus lent, analytique et rationnel) : celui qu’on sollicite quand on pense vraiment.

Le hic? Nos décisions stratégiques, même les plus complexes, sont trop souvent prises sous l’impulsion du Système 1, parce qu’on va vite, parce qu’on est débordé, parce qu’« il faut avancer » – et c’est là que les erreurs se glissent!

Ralentir n’est pas une perte de temps, mais activer la partie la plus fine et la plus lucide de notre intelligence, et choisir la qualité plutôt que la précipitation. On en revient au principe du deep work de Cal Newport³ : la vraie valeur ajoutée d’un consultant, d’une consultante, d’un dirigeant ou d’une dirigeante ne se produit pas dans la réactivité aux courriels (rapide et superficielle), mais dans la concentration longue (lente et profonde).

L’IA comme « exosquelette cognitif »

Pour sortir de ce piège, nous devons changer notre contrat psychologique avec la technologie. L’IA ne doit pas remplacer notre pensée, elle doit la délester.

Voyez l’IA comme un exosquelette pour l’esprit. Elle est là pour porter les charges lourdes : la compilation de données, la planification logistique, la rédaction de base, etc. Elle gère le « comment » et le « quoi » avec une rapidité fulgurante. De ce fait, vous, l’expert humain, pouvez réinvestir 100 % de votre énergie dans le « pourquoi » et le « pour qui ».

Si l’IA s’occupe de la structure, vous avez enfin le luxe de vous occuper de la nuance. Ce temps de cerveau disponible, libéré des tâches répétitives, est la ressource la plus précieuse de l’entreprise moderne.

Vers une « densité stratégique » plutôt qu’une vélocité opérationnelle

À quoi ressemble une fonction RH qui a réussi cette transition? C’est une équipe qui ne mesure plus sa valeur uniquement au nombre de demandes traitées, mais à la qualité des interactions humaines et à la justesse des stratégies déployées. C’est passer du faire au penser et au être. Voici trois pistes pour concrétiser cette vision :

  1. Le « dividende temps » : lorsque vous implémentez un outil d’IA, posez-vous la question : « Qu’allons-nous faire du temps gagné? ». Ne laissez pas le vide se remplir de lui-même, sanctuarisez plutôt ce temps. Si l’IA libère 4 heures par semaine à votre équipe de recrutement, ces heures ne doivent pas servir à traiter plus de dossiers, mais à rencontrer les gestionnaires pour mieux comprendre leurs besoins réels, ou à soigner l’expérience candidat.
  2. La compétence du questionnement : dans un monde de réponses automatisées, la valeur se déplace vers la question. L’IA peut fournir une réponse en millisecondes, mais elle ne sait pas déterminer si la question est pertinente. Les professionnels RH de demain seront donc des experts socratiques. Savoir poser la bonne question, savoir rédiger des requêtes pour l’IA avec nuance et savoir douter du résultat seront les nouvelles expertises. La vérification prend du temps, et ce temps est nécessaire.
  3. Le retour à l’hyperhumain : plus la technologie prend de place, plus l’humain devient un produit distinctif. L’empathie, l’écoute active, la gestion des émotions complexes, la négociation délicate sont autant de dimensions que l’IA ne sait pas reproduire. En déléguant la robotique au robot, nous avons le devoir de redevenir plus humains. La lenteur est le rythme de la relation, puisqu’on ne bâtit pas la confiance en accéléré.
Conclusion : Oser ralentir et réfléchir plutôt que de courir

Nous pouvons conclure que l’arrivée de l’IA est une occasion historique, car elle nous offre le choix entre l’utiliser pour saturer encore plus nos journées et nos esprits ou pour acheter ce qui ne s’achète pas : du temps… du temps pour se développer et innover, du temps pour écouter les signaux faibles de nos organisations, du temps pour devenir plus proactif et stratégique, ou encore du temps pour ne rien faire d’autre que réfléchir.

Alors, la prochaine fois que vous utiliserez l’IA pour accélérer une tâche, résistez à la tentation d’enchaîner immédiatement. Prenez une pause, regardez le résultat et demandez-vous : « Maintenant que la machine a couru pour moi, où ai-je envie de marcher? ».

C’est dans cette marche, lente et réfléchie, que se trouve l’avenir de notre profession. Les organisations qui feront ce choix conscient d’humaniser plutôt que d’optimiser à tout prix bâtiront une performance durable grâce à l’IA, dans une logique de complémentarité et d’alliance plutôt que d’opposition.

Alors, peut-être que le vrai progrès, ce n’est pas d’aller plus vite. C’est de prendre enfin le temps de redevenir pleinement humains.

¹ Les écosystèmes dans l'ombre de Jevons : quand l'efficacité amène la destruction. https://riisq.ca/wp-content/uploads/2023/07/Clement-Hardy.pdf
² DANIEL KAHNEMAN, Thinking fast and slow, Doubleday Canada, 2011, 499p.
³ Newport, C. (2020). Deep work : Retrouver la concentration dans un monde de distractions. Alisio.

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Emilie Pelletier
À propos de Emilie Pelletier

Emilie est cofondatrice et rédactrice en chef du e-magazine FacteurH.com ainsi qu'animatrice de l'émission Web VecteurH.

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À propos de Didier Dubois

Didier Dubois a cofondé HRM Groupe en 2006 qui s'est joint à Humance en 2023.

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