Introduire l’intelligence artificielle dans une équipe, c’est un peu comme accueillir un nouveau membre. Ce nouveau venu est ultra-performant, rapide comme l’éclair, toujours disponible, jamais fatigué. Il rédige, compile, analyse à une vitesse qui dépasse l’entendement – une machine à produire de l’efficacité.
Face à l’IA, nous, professionnels des ressources humaines, sommes à la croisée des chemins et devant deux options :
En économie, il existe un concept appelé le paradoxe de Jevons. Il stipule qu’à mesure que les progrès technologiques augmentent l’efficacité avec laquelle une ressource est utilisée, la consommation totale de cette ressource peut augmenter au lieu de diminuer¹.
Appliqué aux RH, le risque est immense. Si l’IA nous permet de rédiger une offre d’emploi en 10 minutes au lieu de 45, allons-nous utiliser les 35 minutes gagnées pour ajuster votre stratégie d’attraction? Pour réfléchir à un plan pour consolider la culture de notre entreprise? Probablement pas. La pente naturelle des organisations nous poussera à rédiger trois offres de plus ou à nous noyer dans d’autres tâches opérationnelles.
Vous allez probablement nous dire : « Oui, mais je suis tellement surchargé, cela me permettra juste d’être en mesure de faire les tâches que je dois faire ». Oui, mais cela veut dire qu’éventuellement, vous allez récupérer ce retard… et ensuite, qu’allez-vous faire? Allez-vous faire plus de ce que vous faites ou faire autre chose?
Nous confondons trop souvent agitation et performance. Dans un monde volatile et complexe, la vitesse d’exécution sans profondeur stratégique est une recette pour le désastre. Une décision RH prise trop vite (p. ex., un recrutement bâclé, une réorganisation précipitée, un plan de formation copier-coller) coûte infiniment plus cher à réparer qu’à concevoir.
Vitesse et efficacité ne vont pas toujours de pair. C’est plutôt le contraire que démontre Daniel Kahneman², prix Nobel et maître de la pensée critique. Dans son livre « Système 1/Système 2 : Les deux vitesses de la pensée », il nous rappelle que notre cerveau fonctionne à deux vitesses :
Le hic? Nos décisions stratégiques, même les plus complexes, sont trop souvent prises sous l’impulsion du Système 1, parce qu’on va vite, parce qu’on est débordé, parce qu’« il faut avancer » – et c’est là que les erreurs se glissent!
Ralentir n’est pas une perte de temps, mais activer la partie la plus fine et la plus lucide de notre intelligence, et choisir la qualité plutôt que la précipitation. On en revient au principe du deep work de Cal Newport³ : la vraie valeur ajoutée d’un consultant, d’une consultante, d’un dirigeant ou d’une dirigeante ne se produit pas dans la réactivité aux courriels (rapide et superficielle), mais dans la concentration longue (lente et profonde).
Pour sortir de ce piège, nous devons changer notre contrat psychologique avec la technologie. L’IA ne doit pas remplacer notre pensée, elle doit la délester.
Voyez l’IA comme un exosquelette pour l’esprit. Elle est là pour porter les charges lourdes : la compilation de données, la planification logistique, la rédaction de base, etc. Elle gère le « comment » et le « quoi » avec une rapidité fulgurante. De ce fait, vous, l’expert humain, pouvez réinvestir 100 % de votre énergie dans le « pourquoi » et le « pour qui ».
Si l’IA s’occupe de la structure, vous avez enfin le luxe de vous occuper de la nuance. Ce temps de cerveau disponible, libéré des tâches répétitives, est la ressource la plus précieuse de l’entreprise moderne.
À quoi ressemble une fonction RH qui a réussi cette transition? C’est une équipe qui ne mesure plus sa valeur uniquement au nombre de demandes traitées, mais à la qualité des interactions humaines et à la justesse des stratégies déployées. C’est passer du faire au penser et au être. Voici trois pistes pour concrétiser cette vision :
Nous pouvons conclure que l’arrivée de l’IA est une occasion historique, car elle nous offre le choix entre l’utiliser pour saturer encore plus nos journées et nos esprits ou pour acheter ce qui ne s’achète pas : du temps… du temps pour se développer et innover, du temps pour écouter les signaux faibles de nos organisations, du temps pour devenir plus proactif et stratégique, ou encore du temps pour ne rien faire d’autre que réfléchir.
Alors, la prochaine fois que vous utiliserez l’IA pour accélérer une tâche, résistez à la tentation d’enchaîner immédiatement. Prenez une pause, regardez le résultat et demandez-vous : « Maintenant que la machine a couru pour moi, où ai-je envie de marcher? ».
C’est dans cette marche, lente et réfléchie, que se trouve l’avenir de notre profession. Les organisations qui feront ce choix conscient d’humaniser plutôt que d’optimiser à tout prix bâtiront une performance durable grâce à l’IA, dans une logique de complémentarité et d’alliance plutôt que d’opposition.
Alors, peut-être que le vrai progrès, ce n’est pas d’aller plus vite. C’est de prendre enfin le temps de redevenir pleinement humains.
¹ Les écosystèmes dans l'ombre de Jevons : quand l'efficacité amène la destruction. https://riisq.ca/wp-content/uploads/2023/07/Clement-Hardy.pdf
² DANIEL KAHNEMAN, Thinking fast and slow, Doubleday Canada, 2011, 499p.
³ Newport, C. (2020). Deep work : Retrouver la concentration dans un monde de distractions. Alisio.
Emilie est cofondatrice et rédactrice en chef du e-magazine FacteurH.com ainsi qu'animatrice de l'émission Web VecteurH.
Didier Dubois a cofondé HRM Groupe en 2006 qui s'est joint à Humance en 2023.
Facteur H est un espace convivial de référence francophone en ressources humaines pour rester à l’affût des nouvelles tendances et trouver des solutions concrètes et applicables aux défis organisationnels d’aujourd’hui et de demain.