Cette semaine, mon cœur s’est serré en entendant la même phrase de mon ado et d’une gestionnaire talentueuse que j’accompagne, deux personnes pourtant bien différentes : « Ce dont j’ai le plus peur, c’est de pleurer devant les gens. »
Et je les comprends. J’aurais beau leur faire l’éloge de la vulnérabilité, ils évoluent dans le « vrai monde », celui qui, disons-le, reste un peu mal à l’aise face à l’émotion.
Cette peur, si répandue, m’a donné envie de comprendre d’où peut bien venir ce décalage entre ce que l’on ressent et ce que l’on s’autorise à montrer.
Il semble que notre malaise face aux larmes n’ait pas toujours existé. Il y a à peine 250 ans, pleurer en public aurait été tout à fait normal, voire attendu.
En ce sens, laissez-moi vous transporter un instant. Imaginez-vous dans une assemblée en 1775. Un homme se lève pour prendre la parole. Sa voix tremble, ses yeux se mouillent, les larmes coulent. Autour de lui, personne ne bronche. Au contraire, on respecte la profondeur de son âme. Quand on y pense, cette époque n’est pas si lointaine.
En effet, l’historien Thomas Dixon, professeur à la Queen Mary University of London et auteur de Crying: The Natural and Cultural History of Tears, a documenté ces scènes qui nous sembleraient aujourd’hui impensables, comme des ambassadeurs éclatant en sanglots lors de discours officiels ou de négociations diplomatiques. Selon lui, au XVIIIe siècle, les hommes des classes supérieures qui ne pleuraient pas étaient perçus comme froids ou insensibles.
Quant aux larmes de colère, elles étaient tout aussi légitimes. Certains historiens parlent de « noble rage », cette indignation qui jaillit face à l’injustice. Loin d’être réprimée, elle était valorisée comme une force morale servant à protéger les plus vulnérables. Les larmes témoignaient alors d’une âme capable de ressentir profondément, comme un signe de noblesse.
Attention, j’aimerais apporter une nuance d’inclusion qui me tient à cœur, avec mon regard d’aujourd’hui. Il ne s’agit surtout pas pour moi de juger celles et ceux qui vivent leurs émotions de manière intériorisée. Après tout, nous savons maintenant qu’il n’existe pas qu’une seule façon d’être authentique.
Ces exemples visent plutôt à illustrer que le balancier se trouvait, à l’époque, bel et bien de l’autre côté. Ce ne serait qu’à partir du XIXe siècle que celui-ci aurait basculé. Alors, qu’a-t-il bien pu se passer?
Face au défi inédit d’organiser le travail de masse, les gestionnaires d’usines, pendant la révolution industrielle, ont naturellement recherché la standardisation, y compris celle des comportements humains.
Comme l’explique Tom Lutz dans son livre Crying: The Natural and Cultural History of Tears : « On ne voulait pas que les émotions interfèrent avec le bon fonctionnement des opérations. » Une réponse compréhensible dans son contexte, mais dont nous semblons encore porter l’héritage.
Cette culture de la retenue se serait ensuite diffusée dans les écoles britanniques d’élite, où l’on apprenait à réprimer toute émotion. Garder son sang-froid est alors devenu un signe de bonne éducation, puis un marqueur de statut social. Au fond, il s’agirait d’une construction culturelle relativement récente, plutôt que d’une vérité universelle.
Aujourd’hui, nos sociétés semblent encore influencées par cette croyance collective. Combien de personnes répriment leurs émotions au travail par peur d’être jugées? Dans ma pratique, je constate l’énergie colossale investie dans ce contrôle.
Mon intention n’est pas de promouvoir particulièrement les larmes au travail, mais plutôt d’inviter à cesser de les traiter comme une anomalie. En réalité, c’est davantage leur répression qui semble être l’anomalie historique, et non l’émotion elle-même. Comment, alors, désapprendre ce réflexe de malaise?
Faire revenir le balancier afin de trouver un juste milieu prendra du temps. Mais peut-être que chaque gestionnaire, à son échelle, peut contribuer à créer un climat un peu plus accueillant. Voici quelques pistes à explorer, qui s’ajoutent à celles que vous mettez probablement déjà en place :
Mon ado et cette gestionnaire évoluent dans un « vrai monde » encore mal à l’aise face à l’émotion. Mais peut-être que cela changera, doucement.
En attendant, la prochaine fois que vous verrez quelqu’un pleurer au travail, ou que vous sentirez vos propres larmes monter, rappelez-vous ceci : vous êtes témoin de l’une des expressions les plus naturelles de notre humanité.
Dixon, T. (2015). Weeping Britannia: Portrait of a Nation in Tears. Oxford University Press.
Lutz, T. (1999). Crying: The Natural and Cultural History of Tears. W.W. Norton.
Leader engagée et coach professionnelle, Carolyne Cloutier cumule plus de 20 ans d’expérience en communication, stratégies d’affaires et développement du leadership. Certifiée praticienne Leadership Circle™ et animée par le désir de réconcilier performance et humanité, elle poursuit actuellement une majeure en psychologie.
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